Ce qui m’a animé n’était pas une ambition réfléchie, plutôt un désir angoissé ou une angoisse désirante. J’avais l’obsession de revenir à un état antérieur, quand je me sentais bien, quand l’appartement n’était pas gris de suie.

À l’époque, j’étais très nerveuse, je dormais peu et mal, je mangeais peu, je faisais trop de sport, j’allais nager tous les matins à 7 h 30 et encore plus tôt je sortais marcher dans Paris, impatiente de n’être plus la seule réveillée, croisant dans la rue de Ménilmontant les fêtards qui la descendaient jusqu’au métro. Je marchais, cherchant vainement à me sentir chez moi quelque part, en moi et dans ces rues, éloignée de cette brisure, et je répétais cette même fuite dans les cafés durant la journée.

Mes journées étaient déconstruites. Il serait plus juste de dire que je sentais quelque chose de déconstruit en moi, d’effondré, dans mon estomac. Une sorte de grand creux. Je le sens encore de temps en temps, l’impression qu’une ville vient de s’effondrer dans mon ventre. Je ne peux plus prendre de décision. Avant, c’était ça tout le temps, la sensation d’effondrement, la fébrilité due au manque de sommeil, une activité effrénée dont j’imaginais que le résultat, une fois atteint (mais quand ?), m’apaiserait.

La peinture de l’appartement et l’écriture du texte L’Appartement déséquilibré représentaient alors tout ce que je pouvais espérer arracher à chaque jour, ce qui ne serait pas raté, au contraire de tout ce que j’entreprenais, ou bien raté avec tant de cohérence que ce serait réussi (je ne suis pas défaitiste, j'observe simplement qu’une sensation dans mon corps m’empêchait de choisir l’action ou la parole juste).

Le temps revêtait une qualité nouvelle. Du temps, j’en faisais un usage étrange, j'étais sans repères, et je découvrais mon temps, celui d’une ligne de quelques mots qui justifie quatre jours, d’une raie de lumière colorée qui donne un sens à l’année. Il se passait la même chose avec l’espace, qui tout à la fois se condensait et s'étirait. Je m’étais renfermée en moi-même, j’avais cessé de chercher à faire de nouvelles rencontres, d’aller voir toutes les expositions, de suivre minutieusement les sorties de films et les rediffusions dans les cinémas d’art et d’essai, je n’essayais plus, chaque semaine, d’impressionner mes amis ou nouvelles connaissances par l’originalité des lieux de la capitale que je leur faisais découvrir, j’arrêtais de toujours vouloir voyager, le plus loin possible, là où la différence entre les autres et moi serait la plus franche, enfin, je n’essayais plus, inlassablement, de faire partie, en y travaillant, du milieu culturel parisien. Je restais dans ma chambre et, quand j’étais prise d’audace, dans mon appartement. Je le regardais. Et plus je m’y enfermais, plus l’espace s’agrandissait.

Et je continuais à agir, frénétiquement, avec désordre, mais dans un espace restreint, ce qui avait pour effet — découverte utile — de concentrer malgré moi mes gestes dispersés. Perdue dans ces quelques pièces, je m’accrochais à une seule idée, faire de l’appartement un tableau. Un tableau vivant et éclaté.